Philippe Pastor
Damien Sausset
Introduction au catalogue « Philippe Pastor. Œuvres Récentes », 2003

Ces derniers temps, le registre d’activité de Pastor s’est modifié, déplacé, prenant soudain une direction nouvelle, assez inattendue dans sa conflagration. Longtemps, cet artiste avait cherché une voie ; explorant un temps les possibilités du dessin, traquant dans le trait la matière même de ses multiples émotions. Par la suite, la question de la couleur, question d’autant plus importante qu’elle lui permettait de s’ouvrir au monde, lui avait permis de trouver enfin un chemin vers la lumière de la rédemption. Au terme de ce cheminement, ses œuvres reposaient sur la tension entre une série de figures proches de l’abstraction et la profondeur impalpable d’un fond souvent vierge. Avec ses expérimentations parfois extrêmes, il avait lié dans un même élan vital et inextricable, l’énergie la plus brute et un retour continuel sur les possibilités même de la matière. Cette matière, il la perçoit depuis simultanément comme surface mais aussi comme épaisseur qu’il convient de sculpter chromatiquement afin d’y faire surgir d’étranges figures qui tour à tour se révèlent homme, bouquet de fleur, alcoolique, couple saisi dans l’instant de leur bonheur…

Tous ces motifs, un temps déclinés en séries plus ou moins ouvertes, partaient d’une plongée dans le réel le plus épais, dans cette sorte de quotidien qui soudain se révèle à quelques humains dans toute sa splendeur misérable ; horreur et sublime étant toujours intimement lié dans l’art des activités humaines. Pour s’en convaincre, il suffisait alors de feuilleter ses carnets de croquis, ses dizaines de dessins fourmillant de milles gestes et attitudes observés à distance par un témoin  attentif. Ici, l’esquisse précieuse d’une tête de femme saisie dans l’instant de son abandon amoureux, plus loin, la gueule cassée d’un homme ivre réclamant d’un geste ordurier le pardon du ciel. Ce n’était pas pour rien qu’à cette époque, Pastor aimait alors créer sur la musique de Léo Ferré, ce frère de cœur et de pierre qui toujours lui indiquait le cap à maintenir. Mais, avec le temps, Pastor avait senti combien la bataille qu’il menait contre les éléments et le monde pouvait se révéler une impasse. La matière renvoie à l’artiste toujours le même degrés d’intensité que celle qu’il avait initialement donné, opposant la violence à la violence, suggérant parfois le calme distancié d’un geste épuisé.

Finalement, l’énergie absolue qui jaillissait de son être pour prendre possession de ses œuvres risquait de devenir pure habitude, simple posture indéfiniment reproductible. Méfiant envers tout ce qui peut sembler de la facilité, Pastor débutait dès le début de l’été 2003 de nouvelles séries. Mais, c’est véritablement un voyage et l’éloignement de l’atelier qui le maintenait implicitement prisonnier qui allait le conduire à une rupture importante. À Saint Domingue, il observe soudain les pêcheurs qui avec leurs lances harponnent le poisson. Spectacle d’autant plus saisissant qu’il identifie immédiatement ces marins à la peine et au travail comme l’équivalent symbolique ou plus exactement le versant solaire de tous ces hommes d’affaires qui partent chaque matin dans leur armure si précieuse et si ridicule gagner de quoi assurer le confort d’un vie tournée vers l’accomplissement débile de quelques besoins consuméristes. Ce passage d’une image solaire et exotique à son misérable équivalent occidental nécessitait rien moins qu’un changement radical de technique et d’échelle.

Ces derniers mois, Pastor a intégré de nouvelles matières soudain en concurrence avec la puissance même de la matière picturale. Autres matières, autres techniques. De ces cartons et papiers déchirés, lacérés ou découpés avec plus ou moins de violence allaient surgir un ensemble de formes primaires, de formes sans attaches immédiates avec le réel. Seuls les éclats lumineux des pigments et la volonté de contrôle de l’artiste pouvaient redonner à ces morceaux épars cette épaisseur diffuse qui permet au spectateur de percevoir là l’expression même de notre époque et d’y reconnaître quelques figures et personnages identifiables.

Car il s’agit bien de cela dans ses œuvres ; donner de notre monde une représentation plus ouverte et plus brute et surtout attester de la violence qui ne cesse de le modeler. Pour toutes ces raisons, Pastor porte le fer dans ses œuvres, se sert de quelques morceaux de ferrailles puis attaque directement la matière à coup de gestes d’une incroyable précision malgré l’urgence qui l’anime. Désormais, maître alchimiste d’une gestuelle qui parfois semble lui échapper, Pastor aime se faire dépasser par les matériaux, se laisser plus de liberté, ouvrir sa pratique, déborder du simple cadre de la figuration et se laisser porter par le plaisir et la jouissance de ce dialogue qui soudain trouve son rythme d’inscription.

Aux parties rongées, défaites à force d’ajouts et de retraits, à ces parties qui apparaissent comme autant d’éclats face à la tranquille beauté des champs de couleurs, Pastor oppose la sensation, sa sensation comme organisatrice des différentes parties. Alors que le spectateur se laisse capter par une technique et les mystères des conditions matériels (papiers et cartons déchirés, collés, juxtaposés puis l’entrée en scène de la peinture, de ses pigments tour à tour tenus et laissés libres de jouer avec le terrain chaotique de l’œuvre), l’œuvre oppose aussi son thème et l’émergence d’une figure pas si innocente. Ce mouvement double (mouvement technique et thématique), ce mouvement circulaire (puisque chaque réalisation nourrie immédiatement celle qui suit) démontre surtout combien toute œuvre est toujours le témoignage figuré et symbolique d’un moment du monde. Attester de l’épaisseur du réel tout en puisant dans ses sentiments la puissance et l’énergie nécessaire à ce jeu continuel avec les matériaux et les techniques, telle est la béance dans laquelle travaille actuellement Pastor. Au spectateur d’en saisir toutes les dimensions esthétique mais aussi et surtout philosophique. Mais cela est déjà une autre histoire.

Damien Sausset