Duccio Trombadori
Introduction au catalogue «Philippe Pastor», Christian Maretti Editore, 2004

Il y a une étrange et amère allégresse de naufrages humains dans le long récit que Philippe Pastor fait sur les papiers tachées par une main trempée de couleur d’abord grumelée, ensuite étalée avec un geste sûr pour représenter des corps onduleux, des directions axiales, des ponctuations d’ombre et le mouvement inquiet des regards croisés entre pantomimes d’émotions fugaces et physionomies préhensiles de visages et caractères qui deviennent le symbole de moralités légendaires.

Je pense qu’un tel effet sentimental est le mouvement accéléré d’un état d’âme poétique “desdichado”, nourri d’ironie et désenchantement mais qui est toujours à même de jouer, du point de vue visuel, un acte d’amour intense vers la vie, dans l’ensemble de ses manifestations. Au commencement il y a un lieu (la baie de Saint-Tropez comme elle était et comme elle est aujourd’hui), un musico-poète (Leo Ferré « que sont mes amis devenus ») et il y a les passions humaines de celui qui, à travers les lignes et les couleurs, déclenche une fable racontée avec toute l’énergie découlant d’un journal lu en public et d’un cœur mis à nu. Pastor élève sa cançon très personnelle en termes visuels dont il a forgé les paroles et la musique (à savoir la forme et la couleur), selon une coutume moderne qui cependant est enracinée dans une veine toujours actuelle de libre fantaisie occitane mélancolique, amoureuse et riche en tempérament. La peinture aussi bien que la poésie peut encore une fois aller au-delà des bonnes manières pour sauver le monde, grâce aux mots malfamés qui entraînent avec eux la clameur urgente de vérité. Dans un mélange de lyrisme et d’agressivité, d’amour et d’anarchie, Philippe Pastor se plonge dans le magma de la matière colorée en s’échappant du pouvoir séduisant d’une contemplation à la fois inerte et élégante; il projette ses fantasmes originaux dans un corps à corps visuel avec les signes traumatiques de la condition humaine qui l’entoure et dont il se sent, en premier lieu, le témoin. Il en résulte une position de distance poétique singulière qui, en établissant des comparaisons, crée des paraboles et des paradoxes allusifs capables de comprendre le réel par une métaphore figurative synthétique.

Le sourire d’un regard lucide situé hors champ analyse les naufrages de l’existence et il encadre par son geste le rythme de l’émotion dans des formes bigarrées et jaillissantes. L’effet d’un imaginaire narquois et douloureux résultant d’un tel « frémissement contrôlé » efface le silence de la page vide et fait la liste des fétiches de l’âme, des figures de l’esprit, des types et des contretypes, des stéréotypes et des modèles, selon une technique d’exécution qui ne disperse pas, mais au contraire, qui renforce l’intensité de l’expression.

Résultats efficaces d’un travail manuel multiple, les signes primaires colorés à travers des raies circulaires et ondulatoires figent des situations humaines métaphoriques et en suivent le drame, tout en les représentant comme des figures intermittentes d’une polarité biologique élémentaire. Les couples de mâles et femelles, les guerriers, les pêcheurs, les toréadors, les « connards », les amants tristes, les visages fracassés, les « salopes du port », les gangsters, les « copains » et les autres interprètes du spectacle visuel mis en scène par Pastor sont des empreintes-emblêmes tracés comme des prétextes pour la représentation dans le désert, au degré zéro de la vie .

Il s’en suit un flux d’harmonies et de contrastes, des chutes verticales du sens et de la signification retenus par la vue et la main de l’homme-artiste dans l’immobilité d’un instantané émotif. A mi-chemin entre l’instinct et la raison, la poétique de Pastor ne vit pas dans les régions du rêve, au contraire, elle tire ses images d’un enfer réel coordonné, pour ce qui est de la matière et de la nature, au niveau de l’espace et du temps.

C’est pour cette raison aussi que sa peinture est nourrie de pigments liquéfiés et étalés, de taches juxtaposées et nuancées, de transparences et impressions transférées directement sur le papier et ensuite diluées ou réchauffées par les éléments primaires tels que l’eau et le feu. Mais la longue expérience de la saison à l’enfer ne rêve pas de paysages inusités et de vaisseaux ivres de fantaisie, au contraire, elle fixe le déchirement des particules palpitantes de l’élément humain, afin d’éviter tout élan littéraire complaisant. L’image de Pastor grandit avec la sainte énergie d’un végétal nourri des sels de la terre où il est né et de la tiédeur humide des vapeurs découlant de la tension des nerfs et des sentiments. Voilà l’encre de chine qui inonde le papier par des courbures soudaines et qui s’empêtre dans l’asphalte brun, avec les pétroles, les mélanges pigmentées en rouge qui change en violet et rose, en évoquant des souvenirs étranges de tissus ou de couchers de soleil nord-africains, de saphirs d’Orient et de l’odeur de goudron brûlé.

Ce sont les ingrédients d’un alchimiste des formes soustraites pour un moment à l’impulsion des sentiments et façonnées avec vigueur selon l’intention figurative. Deux visages et deux corps nous regardent souvent du tableau: un homme et une femme, en copulation ou en conflit, une raie bleue, l’ébauche d’une bouche rougeâtre, la contraction muette d’un cri au milieu d’un silence absolu rythmé par le contraste des couleurs noir et blanc, les égouttages qui marquent les contours, les ombres et les décorations achevées par des coiffures approximatives. Parfois l’empreinte utilise le papier collé, dans d’autres cas la tête creusée dans la tête d’une femme ébauche des désarticulations convulsives dans un processus d’autodestruction maligne qui bouleverse les formes et traverse l’espace vital comme une veine destructive.

Mais à partir du flux chaotique des jointures chromatiques on peut distinguer les physionomies, les enchevêtrements libérés à peine par l’association incertaine des formes et on peut apercevoir les globes oculaires perforés (le feu qui perce et modèle la couleur) qui donnent l’impression de regarder au-delà de la surface, dans une projection à l’extérieur du tableau.

Ces elfes-humanoïdes imaginés par Pastor dans une série infinie de répétitions différentes comme des masques de l’âme et de la vie, témoins éloquents du déchirement érotique, de la douleur et de l’incompréhension humaine sont nos compagnons et ils parlent de nous.

Si le diable s’est mêlé de chaque aspect de la création, la peinture biomorphe et rapide de Philippe en fixe le portrait qui apparaît derrière chaque visage et chaque situation instantanée.

Les lignes simplifiées, les brûlages rythmés, les fractures des profils, les gestes anguleux par des inflexions soudaines mettent en lumière la personnalité d’un dessinateur fort, capable de choisir le trait juste dans une merveilleuse combinaison de la main et de l’esprit.

Les grands globes oculaires écarquillés tels que certaines petites statues mésopotamiennes ressemblent aux feux colorés qui séparent le décor du monde de l’espace illimité de la lumière; cependant, l’abstraction est loin des intentions du peintre qui ne veut renoncer même pas à un gramme de l’expressivité et des émotions qui l’ont produite.

Pastor nourrit ses visions grâce à son amour pour l’instinct qui va de pair avec sa position esthétique: chaque figure est le résultat d’une expérience de parcours existentiel de sorte que les « choses vues » se manifestent aussi chaque fois comme des « choses vécues » .

Dans ce sens, chaque tableau résume une partie du réel soulignée par le traitement des matières utilisées et leur association. Pastor met en scène, tout d’abord, des émotions personnelles et il établit une symbiose singulière avec les silhouettes qui apparaissent dans la combustion tumultueuse du processus créatif. Le langage du geste a pour phonèmes la tache et l’ égouttage calibré qui, à travers des rapprochements et des glissements progressifs, arrivent à atteindre l’équilibre de la composition.

Et il semble aussi d’être devant des pièces de musique où même une goutte de goudron liquide peut marquer dans la partition l’élément de variation harmonique fixée. Le hasard et la nécessité se donnent la main dans les meilleures pièces, voilà en quoi consiste l’épreuve d’une peinture qui vise à représenter dans la forme les vibrations les plus intimes de son concepteur. Philippe Pastor s’essaye dans un défi illustre avec l’espace et le temps naturels, qui définit la portée d’une exécution à la hauteur de l’intensité émotive du regard et de l’invention. Chaque tableau correspond à une action de façon qu’on puisse observer l’image en simultané ou par les passages temporels et les sur-couches de matière chromatique qui l’ont rendue possible ; son modelé est une expérience que l’on vit et de laquelle on sort changé, en plongeant le regard dans le réseau épais de correspondances entre les surfaces émotives et visuelles.

Et c’est bien dans cette manie divine guidée par l’instinct qu’il semble que l’artisan peintre n’ait plus “ni Dieu ni maître” , on ressent le plaisir d’une certaine virtuosité courtoise, de manières faites de façons brusques mais étudiées avec grâce, comme dans une musicalité intérieure sensuelle et rythmique, parfois intercalée “sur le mode mineur” qui laisse apercevoir, derrière le sarcasme, le signe timide de la mélancolie. ”Le baisemain ne suscite pas de tendresse ” , écrivait une fois Leo Ferré, dernier troubadour de notre époque. Et le geste de Philippe Pastor, qui décrit des étreintes, des baisers volés, les étourdissements multiples dans le tourbillon des autodestructions humaines en est la représentation visuelle, car, en tant qu’observateur aigu, il distille une représentation à la fois impudique et convulsive de la fragile comédie humaine. Dans ce portrait de la vanité dégradant et en mouvement le peintre enrichit son geste au-delà du papier blanc et il réunit ses impressions dans un environnement-plateau fait d’objets sculptés et peints comme s’ils étaient des arbres – totems brûlés par les grands incendies qui ont bouleversé criminellement la baie de Saint-Tropez, entourée des collines des Maures et de l’Esterel . « Nous fûmes des hommes et maintenant nous sommes des ronces » , criaient les damnés suicides, violents envers eux-mêmes et leurs biens dans l’Enfer de Dante Alighieri. Comme ces derniers, gémissent les branches muettes  de la forêt pétrifiée – pins parasols, cyprès et platanes de la Provence – que Pastor célèbre idéalement dans les fûts polis et estompés par la flamme oxhydrique, effleurés par des monochromies régulières et des taches rectangulaires.

Ici, l’inclination de sa peinture à la sculpture pour le meilleur et pour le pire, fait preuve de l’austère rigidité statuaire d’une “classe morte” végétale où la stèle de chaque arbre lance un cri silencieux qui déchire, dans le drame, l’atmosphère lumineuse apparente de la Méditerranée immuable.

L’abstraction spontanée de la couleur étalée sur la surface devient même dans cette occasion la plastique d’une mélancolie rebelle qui se fond avec une façon de voir personnelle.

Lorsqu’il jette la couleur à pleines mains, comme il le fait quand il incise le bois au feu et au métal, Philippe Pastor s’engage, en effet, dans une expérience esthétique dépassant la froide cérébralité du goût actuel, puisque de même que certaines airs poétiques anciens et nobles – les cançons occitanes-celtiques célébrant la mort, la chair et le diable- il arrive à fondre les tensions les plus aiguës de l’existence vécue avec le rythme et l’énergie des formes calibrées qui témoignent de l’accent et de la calligraphie d’un style.

Duccio Trombadori