Rodolphe Cosimi

Dans la recherche créatrice qui anime l’artiste monégasque Philippe Pastor depuis de nombreuses années autour des correspondances étroites existantes entre l’humain et la nature, la série récente Bleu Monochrome marque à la fois un tournant significatif dans l’évolution de sa peinture, de son œuvre en constant renouvellement, tout en entrant en résonnance profonde avec les séries précédentes réalisées. L’artiste est guidé dans son travail par une continuité qui, étonnement insaisissable au premier regard, s’exprime à travers un dispositif pictural vigoureux, instinctif, placé dans une composition résolument informelle.

Néanmoins, cette continuité n’est en aucune manière un cloisonnement dans un style ou un mode de pratique systémique. Elle est avant tout une remise en question substantielle de la réflexion que s’est fixé l’artiste dans sa démarche artistique. Cette remise en question conduit le tableau dans des régions rarement explorées par la peinture, amenant ainsi l’œuvre dans ses retranchements tour à tour les plus inédits, les plus complexes et les plus singuliers. Sous l’angle de la technique tout comme de celui de sa portée symbolique et humaniste, les toiles de Philippe Pastor interrogent la matière, le format, le relief, les flux et par là même un art qui nous relie à la terre, à l’environnement, résistant aux chocs des temps, de l’histoire, de nos conditions.

Bleu Monochrome, dans sa matière riche et puissante, envahissant chaque support de bord à bord, s’inscrit dans la volonté de refigurer et de redonner sens à ce que l’on pensait perdu. La nature est à portée de l’œil dans ces métaphores aux rythmes impérieux, libres de toute contrainte. Dans la pure complexité de ces instants de matière piégés par le temps, tout concourt à basculer dans une vision irréelle, une lecture initiatique qui va au-delà des confusions apparentes. Dans les rapports perceptibles, dans les énergies presque palpables qui émanent de chaque toile, le regardeur est appelé à éprouver l’œuvre et dialoguer avec elle.

Les conditions d’un tel dialogue prennent corps à travers la couleur bleu et ses subtilités, ses contrastes articulés et sa force évocatoire. Un bleu qui  «a toujours été pour moi une couleur de prédilection» souligne Philippe Pastor. Qu’ils soient outremer ou cobalt, et dans leurs multiples combinaisons et tonalités possibles, ces bleus provoquent à la toute première confrontation, un choc unique, émotionnel, sensible, quasiment indéfinissable. L’artiste entame ici et plus que jamais une exploration audacieuse de cette couleur liée au ciel, au lointain, symbolisant l’infini et le divin, à travers laquelle se trame un sentiment mystique.

Sur ce pont jeté entre terre et ciel, un magma surgit toutefois de la toile, dévoilant un passage brutal de la lumière aux ténèbres. Dans le calme instauré initialement par la couleur, émergent craquelures et déchirements venant troubler la sérénité des valeurs et des nuances usités de la palette du peintre. Les grandes forces de la nature se révèlent alors, dispensant des tensions, libérant des énergies et des intensités chromatiques sans pareille. «Colles, pigments, matériaux sont difficiles à associer pour faire naître l’équilibre sur la toile. Tout se joue au séchage et j’ai passé des années à expérimenter cela pour y parvenir» nous rappelle Philippe Pastor sans tout dévoiler des formules alchimiques de sa peinture.

La toile devient évocation géologique, tremblement, séisme, aridité : un lieu de péril, un lieu d’expérience, de vie et de mort. Quel qu’il soit, ce terrain est à la fois le nôtre, et celui du créateur, propice au langage personnel qui conduit Philippe Pastor dans des contrées insoupçonnées de l’art et le questionne. Cette confrontation est en elle-même réflexion, narration intuitive des éléments, celle de la terre, de l’eau, du ciel. Sans pour autant être contradictoire, cette construction picturale cherche à être déchiffrée, et se veut mettre en scène des échos de nos existences sur terre. L’enjeu du peintre se joue à la frontière ténue entre maitrise et incarnation des forces qui échappent à l’homme. Celui du regardeur sera de capter un nouveau monde et d’arriver à en révéler les profondeurs cachées, en atteignant la dimension spirituelle dans la fugacité des perceptions, le plus librement et le plus intimement possible. Ces accidents du bleu, ces effets recherchés autour des pigments qui parcourent, traversent, morcellent, balafrent chaque toile, laissent naturellement une place à l’aléatoire et à l’imprévu des matières dont elles se nourrissent. C’est une peinture qui s’exprime, et qui existe puisque nous la voyons à l’œuvre.

Travaillée depuis son atelier de Barcelone, la série récente Bleu Monochrome est le résultat d’un engagement total de l’artiste en son art, en ses convictions à l’égard de la nature et son questionnement sur son devenir. Sans contraintes et sans souci de vouloir plaire, la peinture de Philippe Pastor est avant tout liberté d’expression et prise de conscience. L’homme est ce qu’il fait. Ses œuvres, universelles, en témoignent pleinement.

Chaque toile du peintre est une chance pour le regardeur de pouvoir entrer en relation avec soi-même, avec le monde qui nous entoure et nous contient.

Rodolphe Cosimi